Chez la plupart des mammifères, dont les humains, la perception et l’appréciation de la saveur sucrée (par opposition aux autres saveurs : salée, amère, épicée, etc.) relève d’une capacité innée. Elle dépend de capteurs situés sur la langue. La stimulation de ces récepteurs par des boissons ou des aliments sucrés entraine une sensation que la majorité d’entre nous jugent intensément agréable. Cela n’est pas en soi nocif, mais l’expérience montre que nous avons tendance à abuser des savoureuses recettes sucrées si plaisantes pour le palais…
L’abus de sucre nuit au métabolisme…
Les aliments riches en sucres déclenchent des pics d’hyperglycémie qui suscitent à leur tour une puissante libération d’insuline, elle-même suivie d’accès d’hypoglycémie réactionnelle, accompagnés de somnolence et de légère dépression. On s’accorde alors un petit plaisir sucré pour se remonter le moral… et c’est le cercle vicieux, aussi néfaste pour la silhouette que pour le métabolisme. Car quand le pancréas (la glande endocrine qui produit l’insuline) est stimulé sans relâche par l’absorption d’aliments sucrés, sa sensibilité au glucose finit par s’émousser. L’insulino-résistance, premier pas vers le prédiabète, s’installe alors peu à peu puis, plus tard, si l’on persévère dans ses errements, le diabète de type II. Et voici comment une recherche trop effrénée du plaisir gustatif peut contribuer, entre autres facteurs, à l’actuelle épidémie de prédiabète et de diabète.
Peut-on devenir « accro » au sucre ?
Depuis longtemps déjà, on compare l’abus de mets sucrés à une toxicomanie, mais jusqu’à une date très récente, ce parallèle reposait plus sur des observations empiriques que sur des bases scientifiques. Des études récentes menées sur des rats ont toutefois révélé que ces animaux pouvaient développer de véritables addictions aux glucides et présenter des altérations du circuit de la récompense similaire à celles observées chez les toxicomanes. Une appétence excessive pour le sucre peut-elle alors être assimilée à une véritable addiction, au sens médical du terme ?
Étymologiquement, addiction vient du latin, ad-dicere « dire à ». Les esclaves romains étaient « dits à » leur maître et au Moyen Âge, le terme « addicté » désignait le débiteur incapable de s’acquitter de sa dette et de ce fait susceptible d’être soumis à une « contrainte par corps », autrement dit à un emprisonnement pour dette. Ce qui rejoint la notion moderne d’addiction établie par la psychanalyste Joyce McDougall, auteur d’une théorie générale des addictions : une personne en situation d’addiction est « l’esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur mentale. »[1] C’est l’unique moyen dont elle dispose pour supporter une douleur psychique et des états affectifs intolérables.
Même s’il ne donne pas de définition de l’addiction, le DSM-IV-TR, le manuel de diagnostic des troubles mentaux définit les critères de la dépendance à une substance. On parle de dépendance si trois ou plus des critères suivants sont présents :- Tolérance manifestée par le besoin d’accroître les doses consommées pour obtenir une intoxication ou un effet désiré ou par une diminution des effets à dose consommée constante ;
– Symptômes de sevrage à la suite d’une période d’abstinence, évités ou améliorés par une nouvelle prise de la substance ;
– Prise de la substance en plus grande quantité ou pendant plus longtemps que prévu ;
– Désir persistant ou efforts infructueux pour diminuer ou contrôler la consommation.[2]
Voilà qui décrit assez bien nos rapports avec les sucreries…
Le sucre : plus addictif que la cocaïne ?
Dans le cadre d’une étude menée par Serge Ahmed, du CNRS de Bordeaux, 90 % des rats auxquels on proposait au choix de boire de l’eau sucrée ou de s’auto-injecter une dose de cocaïne ont choisi l’eau sucrée et cette préférence demeurait inchangée chez les rats sensibilisés sur une longue période à la cocaïne. Le sucre serait donc potentiellement plus addictif que la cocaïne.
Une explication possible : chez le rat comme chez l’homme, les récepteurs voués à la saveur sucrée se sont développés dans un environnement pauvre en sucres, ce qui les rend hypersensibles. Le sucre est en effet demeuré une denrée de luxe jusqu’à la fin du XIXe siècle, puis, en l’espace de quelques décennies, il a envahi nos cuisines et nos menus. Un délai bien trop court pour que notre organisme et nos récepteurs puissent s’adapter. L’hyperstimulation de nos capteurs sucrés par l’alimentation occidentale moderne engendrerait de ce fait « un super-signal de récompense dans le cerveau, avec le potentiel de prendre le pas sur nos mécanismes d’autocontrôle et ainsi de conduire à l’addiction[3]. »
Sur le plan neurobiologique, les aliments sucrés comme les drogues stimulent les signaux de dopamine dans le striatum ventral, une zone cérébrale impliquée dans le circuit de récompense. L’imagerie cérébrale montre d’ailleurs des adaptations similaires dans le cerveau d’individus obèses et dans celui de patients dépendants aux drogues.[4] Et lorsqu’on administre de la naloxone (un antagoniste des opiacés) à des rats habitués à un régime alimentaire riche en sucres, ils manifestent des symptômes comportementaux et neurochimiques identiques à ceux observés chez des patients dépendants aux opiacés et en manque. Cela indique que la surconsommation de sucres pourrait induire une véritable addiction. Et la préférence absolue des sujets pour le sucré, même chez les rats cocaïnomanes, incite à se demander si non content d’être une drogue, le sucre ne serait pas la plus addictive de toutes les drogues !
La dépendance, l’addiction aux saveurs sucrées se bâtit sans doute dans l’enfance avec la (mauvaise) habitude parentale de récompenser ou de consoler les petits avec des produits sucrés riches en sucres raffinés : sodas, bonbons, barres chocolatées, glaces[5]. Ou, à l’inverse, à les priver de dessert !
En somme, abuser des en-cas sucrés équivaut à alimenter une forme de « toxicomanie »… Ajoutez à cela que plus on en mange, plus il faudra forcer sur le sucre pour en ressentir pleinement la saveur, et vous comprendrez que la rééducation de votre récepteurs linguaux implique que vous vous déshabituiez progressivement des mets sucrés. Limitez aussi votre recours aux édulcorants de synthèse car s’ils diminuent l’apport en glucides simples, ils ne vous aideront pas à reprendre le contrôle de votre « bec sucré ».
[1] Eros aux mille et un visages, Gallimard, 1996.
[2] American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders – Fourth Edition (DSM-IV). American Psychiatric Association, Washington D.C., 1994.
[3] M. Lenoir, SH. Ahmed et al, “Intense sweetness surpasses cocaine reward”, PLoS One. 2007 Aug 1;2(8):e698.
[4] Wang G.J., Volkow N.D., Thanos P.K., Fowler J.S. “Similarity between obesity and drug addiction as assessed
by neurofunctional imaging: a concept review. J. Addict. Diseas., 2004, 23, 39-53.
[5] Ahmed SH., « Sucres, addiction et obésité », Obésité 7 (2012).